Texte de Marie Cantos, autrice et chercheuse en art
J’ai rencontré Sifat Quazi par hasard, en embarquant sur une péniche qui m’emmenait voir ses œuvres, dans une usine désaffectée devenue centre d’art. J’ai rencontré la personne avant de réaliser, au fil de l’eau, que je voyageais avec l’artiste dont j’étais partie découvrir les muraux. Je ne sais pourquoi, j’ai pressenti que cette visite, en famille, un weekend, loin de toutes préoccupations professionnelles, allait pourtant donner lieu à une collaboration. Je dois avouer que je ne saisissais pourtant pas encore ce qui mettait autant mon esprit en émoi : quelque chose qui m’échappait (à moi), qui échappait (tout court), qui s’échappait (peut-être). Je distinguais, tapi sous les arabesques végétalisantes, l’entrelacs de couleurs chatoyantes, un secret. Je trouvais absurde mon obsession à chercher dans cette peinture graphique et joyeuse, le tracé de voies plus complexes, plus sombres. Et pourtant.
Lorsque nous nous sommes revues à son atelier quelques temps après cette rencontre fortuite aux abords de son travail, Sifat Quazi m’a parlé de son enfance, de ses origines bangladeshies, de son arrivée en France, avec ses parents, à l’âge de quatre ans, de la famille restée au pays, de cette nouvelle langue qu’il fallait faire sienne puis de l’apprentissage quasi simultané des deux graphies, française à l’école, bengalie à la maison. Du sentiment d’étrangeté – au sens plein, où tout apparaît étrange et étranger à la fois – quand même son adelphie porterait, après elle, des prénoms européens, elle dont le prénom restera si rare (en France) qu’on croira plus tard à un blaze, et qu’elle fera sien ce malentendu. En l’écoutant, je me suis dit que tant de simultanéité et d’étrangeté à la fois, emmèneraient beaucoup d’entre nous vers la dissociation (dont nous faisons tous et toutes l’expérience à un moment ou à un autre), et que ce qui nous construit peut aussi nous disloquer. Je me suis demandé si c’était cela qui se tramait dans les enchevêtrements de lignes de l’artiste. À moins que ceux-ci n’agissent précisément comme des rets, retenant ce qui menacerait de s’effondrer.
Il n’est guère étonnant que Sifat Quazi ait d’abord choisi de peindre dans l’espace public.
Probablement que, comme pour nombre d’entre nous, l’espace du cahier était devenu carcéral, celui de la chambre trop étroit – ou trop poreux. Probablement que noircir des pancartes d’interdictions ou de réclamations, durant l’enfance et l’adolescence, ne suffisait plus ; de même que « hurler en silence » (pour reprendre une célèbre formule d’Écrire de Marguerite Duras) dans son agenda, son journal intime ou sur des feuilles volantes. L’écriture était déjà-là, partout, dévidant ses injonctions dans toutes les langues et toutes les graphies. Elle était là, déjà-là, elle en était écrasante, il fallait la rendre empouvoirante.
L’espace public aura peut-être permis cela – entre autres. Y intervenir relève d’actions et de positions paradoxales. Il s’agit, souvent, de (se) nommer et de (se) cacher en un même mouvement. Il s’agit, aussi, de (faire) chercher : le bon spot. Or, le déplacement est au cœur de l’existence même de l’artiste. Son émigration, très jeune ; l’itinérance qui suivit l’arrivée en France, de foyers en foyers, de logements en logements ; l’adaptabilité que requiert un tel départ dans la vie. Le mural rejoue cette itinérance. Il la transpose dans l’espace et dans le temps : il déplace, se déplace, mais crée également des zones où le plan (du mur, le plus souvent) se creuse, s’épaissit, devient lui-même espace-temps – un carottage y révèlerait des générations de créations, leurs histoires plurielles. C’est cette mémoire des lieux qui guide le regard de Sifat Quazi. C’est cette mémoire des lieux qui lui interdit de poser, simplement, ici ou là, et qui l’oblige, au sens plein du terme, à toujours répondre de façon contextuelle. C’est elle encore, cette mémoire des lieux, qui, inversement, à l’atelier, s’impose comme une image refoulée, et l’amène à expérimenter des gestes – dilution, écriture, effacement – où se joue la dialectique apparition/disparition (celle du processus mnésique, précisément).
Au cours de nos échanges, j’ai timidement confié à Sifat Quazi que j’avais rencontré le graffiti avant l’art contemporain. N’ayant aucun sens des proportions, je me prenais le mur, au propre et au figuré, à chaque tentative de m’y coller. Alors, j’avais filmé mes camarades, durant des heures, et fait ce que je fais encore aujourd’hui via l’écriture : observer le travail artistique des autres. Je lui ai avoué que j’avais longtemps clamé ne sauver, in fine, que la gravure à l’acide (bravache de jeunesse, franchement creuse et volontairement provocatrice). Elle a ri, mais a concédé son grand intérêt pour le tag : la signature, et surtout « l’incision ». L’emploi de ce terme m’a saisie. Il était si juste. Il renvoyait à l’écriture elle-même, à son origine : le style ou calame, son entaille dans le support de cire ou d’argile, et plus tard, le palimpseste (titre de l’une de ses séries de peintures), ce parchemin recouvert, effacé, recouvert, effacé, recouvert. Comme sur les murs : des glacis d’instants, puis d’époques. Comme les peintures de l’artiste : des processus longs, avec décantation, parfois des années durant, puis des reprises. L’emploi de ce terme expliquait tout l’intérêt de l’artiste pour ce qui marque, ce qui laisse une trace. Comme dans un paysage ou sur un corps. Comme on parle, dans un cas comme dans l’autre, de cicatrice(s). Dans ce terme, il y a tout ce qui constitue la recherche de Sifat Quazi : le besoin de creuser (donc de mettre au jour des strates de passé, une histoire) et, de façon plus implicite, celui de faire remonter – les eaux, les souvenirs.
Issus de déformations successives de lettres – que ce soit celles de son prénom ou celles d’alphabets parfois inventés –, les motifs de Sifat Quazi déploient d’ailleurs des réseaux dont les interfaces ne sont pas toujours visibles à l’œil nu. Elle fait elle-même le parallèle avec le système artérioveineux, ou bien encore avec les rhizomes… Une fois de plus, le choix du terme m’arrête : j’entends l’importance des racines dont il ne fait guère de doute ; mais j’entends surtout l’autonomie, la puissance. Le rhizome peut servir de racine, mais il peut beaucoup plus. Il peut survivre dans l’eau, il peut servir de stockage, et, surtout, il peut bourgeonner. Dans les années 1970 puis 1980, le philosophe Gilles Deleuze (1925-1995) ainsi que le psychanalyste et philosophe Félix Guattari (1930-1992) en ont forgé un concept : celui d’une pensée, d’une manière d’être au monde, polymorphe voire polycéphale, en évolution permanente, capable de se développer dans différentes directions, à l’horizontale, loin des normes et des hiérarchies.
Je me suis formulée que tout cela seyait bien à Sifat Quazi.
Que le rhizome permettait probablement de se concevoir, même inconsciemment, hors de l’opposition enracinement-déracinement.
Et qu’il correspondait parfaitement aux mind maps dans lesquelles nous plongent les œuvres de l’artiste, quel qu’en soit le support (papier, toile, mur). Des dédales, des impasses, des chemins contrariés, comme autant de métaphores plastiques de nos vies labyrinthiques. D’improbables cartes dont on ne saurait déterminer le système de représentation, où vides et pleins, négatifs et positifs, semblent pouvoir s’inverser à l’infini. Ainsi que dans les processus de travail de l’artiste. Dans l’une de ses récentes séries, Sifat Quazi repasse à la couleur sur les tracés qui structuraient auparavant ses compositions, et circonscrivaient les aplats en leur sein. Il en résulte une véritable submersion colorée. Chaque jour, au Bangladesh, pays-delta, où il n’existe pas de véritables frontières entre la terre et la mer, des langues de terre disparaissent. Des îles nomades qu’on appelle « chars » glissent à l’intérieur des cours d’eau. Les Bangladais et Bangladaises vivent avec les inondations qui rendent les sols fertiles tout en les menaçant de tout perdre. Le dérèglement climatique accélère évidemment le phénomène. Aujourd’hui, le village où a grandi sa mère n’existe plus, celui où elle a enterré son grand-père en 2020 non plus.
L’illisible et le submergé... Avec douceur et vitalité, les camouflages de Sifat Quazi nous plongent au cœur de la mémoire, et de l’inconscient. Ce que l’ont fait disparaître, qui se découvre parfois, remonte par capillarité d’autres. Ce qui se fait entendre dans le brouhaha du monde, et de nos psychés.
Marie Cantos, mai 2025